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Europe et démocratie

par | 30 mai 2024 | Poli­tique, Tri­bunes

Le débat euro­péen a été tou­jours com­plexe entre les ténants du libre mar­ché et ceux défen­dant la démo­cra­tie. (DR)

André Bel­lon, essayiste et homme poli­tique, expose une thèse ossée que l’Eu­rope n’est pas de tout démo­cra­tique. Ce point de vue n’est pas à négli­ger lors des échanges pour déci­der sur l’a­ve­nir de notre conti­nent.

J’ai récem­ment décla­ré que la construc­tion euro­péenne était anti­dé­mo­cra­tique. Cer­tains m’ont deman­dé de pré­ci­ser cette prise de posi­tion. En forme de réponse, vous trou­ve­rez ci-des­sous le texte de l’intervention que j’ai pro­non­cée sur ce sujet à La Sor­bonne le 28 juin à l’invitation de la revue « Recherches inter­na­tio­nales ».

En remer­ciant les orga­ni­sa­teurs de cette ren­contre », je veux saluer leur volon­té d’un bilan des défis que repré­sente la ques­tion euro­péenne. Au vu de la paru­tion de la revue Recherches inter­na­tio­nales, j’ai mesu­ré l’ampleur du sujet, mais aus­si le nombre d’interrogations qui émergent.

Construc­tion du mar­ché ou de la démo­cra­tie ?

Je vais com­men­cer par une ques­tion, peut-être un peu inat­ten­due : Qu’est-ce que la construc­tion euro­péenne ? Est-elle un être poli­tique ? Dit autre­ment, y a‑t-il, dans la construc­tion euro­péenne, une vie poli­tique ou seule­ment des pro­cé­dures ?

D’après Aris­tote, la poli­tique c’est la recherche d’un cer­tain bien. Dans cette défi­ni­tion, il y a de toute évi­dence, l’idée d’un être col­lec­tif. Le « cer­tain bien » était, sous l’ancien régime, selon Tho­mas d’Aquin, un « bien com­mun », sous la Répu­blique, « l’intérêt géné­ral ». Je suis peut-être un peu rapide, mais je ne vois rien de tel dans le pro­jet euro­péen. Le seul lien est le mar­ché. D’ailleurs, le mot le plus répan­du dans les trai­tés qui fondent l’union euro­péenne est « concur­rence ». Déjà, lors du vote sur le trai­té de Rome, le 18 jan­vier 1957, la ques­tion avait été posée par Pierre Men­dès France qui vota contre le trai­té. Il déclare, dans son inter­ven­tion : « le pro­jet de mar­ché com­mun tel qu’il nous est pré­sen­té ou, tout au moins, tel qu’on nous le laisse connaître, est basé sur le libé­ra­lisme clas­sique du XIXe siècle, selon lequel la concur­rence pure et simple règle tous les pro­blèmes ».

Il faut bien voir que le libé­ra­lisme le plus pur, reve­nu comme l’Alpha et l’Omega des rela­tions humaines, ne défi­nit pas seule­ment les rela­tions com­mer­ciales. Il sous-entend une phi­lo­so­phie : l’individu humain est avant tout un consom­ma­teur. Robin­son Cru­soé éco­no­mique des temps modernes, il passe sa jour­née sur sa courbe d’indifférence, cher­chant à maxi­mi­ser sa satis­fac­tion. Men­dés France n’est pas le seul qui se soit inquié­té de cette soli­tude. Ain­si, Léon Bour­geois, inven­teur du soli­da­risme, grande figure de la 3ème Répu­blique, décla­rait déjà « L’individu iso­lé n’existe pas ». S’il exis­tait, il n’y aurait pas de socié­té, pas de contrat social. Pour ceux qui trou­ve­raient mon inquié­tude exces­sive, je rap­pel­le­rai que c’est Madame That­cher, un des prin­ci­paux acteurs du tour­nant libé­ral des années 1980, qui pro­cla­mait « La socié­té, ça n’existe pas ».

C’est encore Pierre Men­dès France qui légi­time son vote hos­tile au trai­té de Rome en décla­rant « L’abdication d’une démo­cra­tie peut prendre deux formes, soit le recours à une dic­ta­ture interne par la remise de tous les pou­voirs à un homme pro­vi­den­tiel, soit la délé­ga­tion de ces pou­voirs à une auto­ri­té exté­rieure, laquelle, au nom de la tech­nique, exer­ce­ra en réa­li­té la puis­sance poli­tique, car au nom d’une saine éco­no­mie on en vient aisé­ment à dic­ter une poli­tique moné­taire, bud­gé­taire, sociale, fina­le­ment « une poli­tique », au sens le plus large du mot, natio­nale et inter­na­tio­nale ». Il fait ain­si, dès 1957, le lien entre la concep­tion éco­no­mique et com­mer­ciale du mar­ché com­mun euro­péen et une vision de la socié­té qui attaque les prin­cipes mêmes de la démo­cra­tie. Il marque ain­si la dif­fé­rence entre les Etats membres où existent un peuple, des citoyens, et l’union euro­péenne où ces concepts se diluent.

Il faut bien voir que, jusqu’aux années 1970, la ques­tion démo­cra­tique n’était pas évo­quée dans la construc­tion euro­péenne. Puis, devant l’accroissement de pou­voirs de la Com­mis­sion de Bruxelles, la ques­tion est deve­nue pré­gnante, menant à la créa­tion du Par­le­ment euro­péen. Je remar­que­rai, dans ce cadre, l’emploi abu­sif du concept de « défi­cit démo­cra­tique », comme si, même face à cette ques­tion, on se sen­tait obli­gé d’employer un terme éco­no­mique, comp­table.

Dire que la ques­tion de la démo­cra­tie dans l’union euro­péenne n’est évo­quée, depuis lors, que par des pro­cé­dures et non par ses acteurs natu­rels, les citoyens, le peuple,… peut certes cho­quer. Elle n’en est pas moins réelle. Vous me per­met­trez, pour déve­lop­per cette idée, d’utiliser le dis­cours qu’a pro­non­cé Die­ter Grimm, ancien membre de la Cour consti­tu­tion­nelle fédé­rale alle­mande, au Col­lège de France le 29 mars 2017 où il était invi­té par Alain Supiot, dont nous connais­sons les ana­lyses cri­tiques de la mon­dia­li­sa­tion :

« On com­prend trop rare­ment que la ques­tion démo­cra­tique de l’Union euro­péenne trouve sa source prin­ci­pale dans la trans­for­ma­tion des trai­tés euro­péens en Consti­tu­tion. C’est la consé­quence de la juris­pru­dence de la Cour de jus­tice de l’Union euro­péenne (CJUE), dont les effets com­pro­mettent l’acceptation de l’intégration par les popu­la­tions.

Jusqu’en 1963, il était admis que le droit euro­péen rele­vait du droit inter­na­tio­nal, et qu’à ce titre il n’obligeait que les États membres ; il ne pou­vait avoir d’effets pour les indi­vi­dus d’un pays don­né qu’après avoir été trans­po­sé dans son droit natio­nal. Tout au contraire, la CJUE de Luxem­bourg déclare cette année-là que les trai­tés sont d’applicabilité directe (arrêt Van Gend en Loos du 5 février 1963). Cela veut dire que des droits sub­jec­tifs peuvent en déri­ver pour les indi­vi­dus, qui peuvent en récla­mer le res­pect devant les tri­bu­naux de leur pays sans attendre la trans­for­ma­tion du droit euro­péen en droit natio­nal.

(…) La juris­pru­dence de la CJUE est sou­vent pré­sen­tée comme une réus­site pour la construc­tion euro­péenne. Pour­tant, la médaille éco­no­mique a un revers : la perte de légi­ti­mi­té de l’Union. Ce revers est deve­nu appa­rent quand les popu­la­tions se sont aper­çues que l’objet de l’intégration n’était plus seule­ment l’économie, mais aus­si la poli­tique, sans aucune chance pour elles d’influencer son déve­lop­pe­ment ».

On remar­que­ra ain­si que l’Etat de droit dont on nous rebat les oreilles n’est pas celui de Mon­tes­quieu, en par­ti­cu­lier la sépa­ra­tion des pou­voirs légis­la­tif, exé­cu­tif et judi­ciaire. Il est ce que décide la Cour de jus­tice de Luxem­bourg, tout par­ti­cu­liè­re­ment ce qui est néces­saire au bon fonc­tion­ne­ment du mar­ché.

Le Conseil, un organe légi­time ou non ?

Die­ter Grimm ajoute : « Cette hyper­cons­ti­tu­tion­na­li­sa­tion mine la posi­tion de « maîtres des trai­tés » attri­buée tra­di­tion­nel­le­ment aux États membres (…). Cepen­dant, l’élévation du Par­le­ment euro­péen sur l’échelle ins­ti­tu­tion­nelle contri­bue­rait peu à la démo­cra­ti­sa­tion. On peut même dire que la trans­for­ma­tion de l’Union en un sys­tème par­le­men­taire affai­bli­rait au lieu de ren­for­cer la démo­cra­tie en Europe. À l’origine, la légi­ti­ma­tion démo­cra­tique de l’Union éma­nait seule­ment des États membres. Le Conseil était l’organe cen­tral de l’Union et son seul légis­la­teur. Ses déci­sions étaient prises à l’unanimité. Par consé­quent, nul État membre ne se trou­vait sou­mis à un droit que ses organes démo­cra­tiques n’avaient pas approu­vé. Si les citoyens n’étaient pas satis­faits de la poli­tique euro­péenne de leur gou­ver­ne­ment, ils pou­vaient expri­mer leur mécon­ten­te­ment lors des élec­tions natio­nales. Le prin­cipe de l’unanimité a été res­treint en 1987. Dans la plu­part des matières, le Conseil peut main­te­nant déci­der à la majo­ri­té. Ain­si, il est deve­nu pos­sible qu’un État membre soit sou­mis à une loi qui n’a pas été approu­vée par ses organes démo­cra­ti­que­ment élus et contrô­lés. Affai­blir encore le Conseil rédui­rait sa légi­ti­ma­tion externe sans pour autant aug­men­ter sa légi­ti­ma­tion interne.

Si on veut aug­men­ter la légi­ti­mi­té de l’Union, il faut trans­fé­rer les déci­sions vrai­ment poli­tiques des organes admi­nis­tra­tifs et judi­ciaires vers les organes poli­tiques. La seule pos­si­bi­li­té d’y par­ve­nir consiste à limi­ter les trai­tés aux dis­po­si­tions ayant un carac­tère consti­tu­tion­nel ».

Tour­nant his­to­rique

Ce dis­cours de Die­ter Grimm indique clai­re­ment que la concep­tion de la démo­cra­tie que pré­tend déve­lop­per l’Union euro­péenne n’a rien à voir avec la phi­lo­so­phie qui sous-tend tra­di­tion­nel­le­ment la nôtre. Comme le pré­voyait avec luci­di­té Pierre Men­dès France, il s’agit d’une démo­cra­tie d’expertise, c’est-à-dire d’une démo­cra­tie sans peuple. Cette évo­lu­tion s’est faite len­te­ment sui­vant la tech­nique de la gre­nouille cuite à petit feu. Une nou­velle étape est pré­vue, conforme aux pré­vi­sions pes­si­mistes de Die­ter Grimm. C’est ce qu’on appelle le saut fédé­ral qui entend sup­pri­mer tota­le­ment l’unanimité dans les déci­sions du Conseil. Accep­ter ce tour­nant, c’est vali­der défi­ni­ti­ve­ment la concep­tion tech­no­cra­tique contre notre concep­tion de la démo­cra­tie. Cela risque d’être le point de non-retour. Vous avez peut-être vu l’appel des 50 qui demande un réfé­ren­dum sur cette ques­tion. En étant un des signa­taires, je me per­mets de lui don­ner sens ici. Je le fais d’autant plus que nous sommes le 28 mai. Demain est le 29, 19ème anni­ver­saire du vote non des Fran­çais, ain­si que les Néer­lan­dais et les Irlan­dais au Trai­té Consti­tu­tion­nel Euro­péen. Ce vote a été bafoué par la volon­té du nou­veau Pré­sident de la Répu­blique, Nico­las Sar­ko­zy, ave l’appui tacite, mais suf­fi­sant, de fran­çois Hol­lande, pré­sident du par­ti socia­liste à l’époque. C’est ain­si qu’un nou­veau trai­té, celui de Lis­bonne a été voté par le congrès à Ver­sailles, étape dans la dis­so­lu­tion des prin­cipes démo­cra­tiques.

Nous sommes aujourd’hui, devant un tour­nant his­to­rique. Dans ce type d’évènement, on sait géné­ra­le­ment qu’un monde s’écroule et qu’on ignore plus ou moins vers où l’Histoire nous convie. La classe diri­geante, à l’inverse aujourd’hui, a déci­dé que rien ne doit chan­ger, qu’elle sait que sa construc­tion euro­péenne est bonne et même qu’elle doit être ren­for­cée. Pour ce faire, fière de sa supé­rio­ri­té et de son bon droit, elle cherche à éli­mi­ner un acteur gênant, le peuple, consi­dé­rant qu’il ne com­prend rien. C’est sans doute cela le sens de l’invention du mot « popu­lisme », terme insul­tant des­ti­né à légi­ti­mer un pro­jet à rebours de l’Histoire : une démo­cra­tie sans peuple.

C’est devant ce pro­jet que, jus­te­ment, les évè­ne­ments nous appellent à faire face.

 

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